Le Management de la Connaissance1 -Knowledge Management – est un concept d'apparition récente. Il voit le jour, en effet, au début des années 1990. L'émergence de cette notion coïncide avec l'évolution de la société industrielle comme avec l'évolution de la notion de patrimoine.
Durant le 20ème siècle le concept de patrimoine évolue du matériel vers l'immatériel. Strictement circonscrit aux biens immobiliers, au début du siècle, il s'étend au patrimoine immatériel une centaine d'années plus tard. Une des premières initiatives de l'UNESCO dans cette direction, la « Proclamation des chefs-d'œuvre du patrimoine oral et immatériel de l'humanité », date de 2001. Pour les entreprises, dans les sociétés développées, l'économie post-industrielle marque le passage de la possession familiale du capital au caractère multinational de celui-ci, à la prééminence du tertiaire sur l'industrie ou l'agriculture, à l'évolution d'une logique de poste de travail à une logique de compétences collectives et, globalement, au passage du matériel à l'immatériel.
Il n'est pas contesté aujourd'hui que l'entreprise, à côté de ses actifs matériels, possède des actifs immatériels. Ces actifs immatériels s'organisent en trois catégories :
les compétences des collaborateurs
les éléments internes d'actifs immatériels que peuvent être les brevets, les concepts, les modes de fonctionnement,
les éléments internes d'actifs immatériels que constituent la réputation, l'image de marque de l'entreprise.
Ces actifs, immatériels, sont évidemment, bien plus difficiles à quantifier que ne le sont les actifs matériels.
Les chercheurs japonais Nonaka et Takeuchi, en 1995 ont, les premiers, considéré que la fonction première de l'entreprise est de créer un avantage concurrentiel basé sur son intelligence collective. Le rôle des cadres, notamment les cadres moyens, est de favoriser le partage, la socialisation et la codification des connaissances et de manager de manière systématique toutes les autres activités nécessaires pour la création des connaissances nouvelles à partir des connaissances existantes. Ils ont formalisé leur théorie dans la matrice suivante :
- la socialisation c'est le stade de la connaissance tacite individuelle : « je montre comment se servir d'un photocopieur »
- l'intériorisation c'est le passage du tacite à l'explicite « je dis comment je procède pour réaliser des photocopies sur le photocopieur »
- la combinaison c'est la création de connaissances explicites à partir de connaissances explicites « j'écoute l'exposé d'un expert sur l'usage d'un photocopieur et je me demande en quoi cela interroge ma façon d'utiliser un photocopieur »
- l'articulation c'est le passage à un stade conceptuel « j'ai intériorisé le savoir de l'expert, je l'ai combiné avec le mien, je suis capable de conceptualiser pour construire un didacticiel sur l'usage du photocopieur mais aussi être capable d'utiliser d'autres modèles de photocopieurs ».
L'approche première du Knowledge Management, au début des années 1970, se révèlait relativement réductrice, Il s'agissait de " permettre aux travailleurs de récolter, gérer et partager l’information partout dans leur entreprise " 2. Le KM a l’époque, s’était focalisé sur les outils techniques pour capitaliser des contenus explicites dans le but d’améliorer la productivité. Il avait sous estimé l’importance des contenus implicites et des contenus tacites 3 et du facteur humain. Et les détracteurs du Knowledge Management d'affirmer " on ne gère pas la connaissance ". Aux origines de cette approche réductrice se trouve certainement une insuffisante distinction entre l'information et la connaissance. " La connaissance est la capacité spécifiquement humaine de fabriquer du sens à partir de l’information" 4 A partir des années 2000, émerge la deuxième génération de Knowledge Management basée sur les réseaux humains de connaissance, en particulier les communautés de pratiques, et la fertilisation croisée. Certains contestent même le terme de Knowledge Management (d'ailleurs très imparfaitement traduit en français par Management de la Connaissance) « Convergence des connaissance ou création de la connaissance sont de meilleures expressions car elles décrivent une mentalité qui voit la connaissance comme une activité et non comme un objet. Il s’agit d’une vision humaine et non pas une vision technologique » 5
Au-dessus des concepts de données et d'information s'inscrivent des niveaux supérieurs :
- La connaissance qui ajoute du sens à l’information (ce qui également en facilite l’apprentissage) et nécessite une appropriation par celui qui reçoit l’information. Par exemple, il est possible, au-delà de l’information sur la façon de conduire une bicyclette, d’apprendre vraiment à en faire… On acquière alors une connaissance sur la façon de faire du vélo
- La sagesse : ce terme à une connotation naïve et moraliste en français (" sois bien sage "), mais il faut le comprendre dans un sens différent : à force de pratique, on acquière une maîtrise qui va au-delà de la connaissance et qui peut conduire à la " sagesse " 6.La pratique régulière du vélo (ce qui peut se faire à partir d’une intention de mieux apprendre ou même d’une volonté de s’entraîner), permet d’atteindre une vraie maîtrise. Au bout d’un certain temps… et de chutes, l'apprenant améliore ses réflexes et prend (parfois…) moins de risques, atteignant ainsi une certaine sagesse.
- Et plus récemment l’esprit qui ajoute de la prise de conscience 7 Quelqu’un qui maîtrise le vélo ne va pas chercher systématiquement à l’utiliser. Il peut, " en toute conscience " choisir de ne pas l’utiliser pour par exemple accompagner un ami qui est à pied.
Tomohiro Takanashi propose de regrouper ces trois niveaux supérieurs dans le terme "Chi", jeu de mot phonétique japonais autour de la connaissance (Chi-Shiki), la sagesse (Chi-E) et l’esprit (Chi-Shin), pour fonder le Chi management.
Un autre concept fondamental du nouveau Knowledge Management est le " Ba ". Pour construire de nouvelles connaissances et permettre à tous de se les approprier (les deux étapes de l’Innovation selon Norbert Alter), il faut un lieu où s’échangent, se confrontent, se construisent et se diffusent les idées. Ba pourrait être traduit par " lieu " (au sens lieu de brassage et de confrontation). Il est formé de deux idéogrammes : l’un représente la Terre et l’autre une marmite qui bout… Il ne s’agit pas de se placer seulement au niveau des idées, le terme Ba élargit ce lieu à tous les niveaux : confrontation des émotions, rencontre physique…L’objectif du management devient non plus de contrôler tout ce qui se passe à l’aide d’une hiérarchie mais de développer des lieux dans lesquels vont émerger l’innovation par la confrontation du sens, de la pratique et de la prise de conscience.
Le processus d’innovation nécessite à la fois une création mais aussi une acceptation par le reste de la société (qui comprend les autres créateurs…). On observe plusieurs sources de l’innovation :
- La reformulation d’idées anciennes sous une forme plus acceptable socialement, par exemple le fardier de Cugnot qui devient la voiture
- Les erreurs et la sérendipité (l’art de faire des trouvailles imprévues). C’est le cas par exemple de l’imprimante à jet d’encre, du stimulateur cardiaque, du post-it et du SMS, mais aussi du Madère, du Sauterne, de la tarte Tatin, du Nutella ou du Caprice des Dieux…
- L’art et l’imagination (par exemple à travers la science fiction) d’hommes exceptionnels, tels que Léonard de Vinci, Edgar Poe, Jonathan Swift, H.G Wells ou encore Jules Verne…
- La confrontation
d’idées
qui convergent progressivement vers de nouvelles (facilités
par des " Ba
").
Lors du Knowledge Forum 2007 Nicolas Roland de Danone a montré comment la " networking attitude " mise en place dans la société permet de mieux partager la connaissance dans cette " petite multinationale ". La société a une approche par événements du Knowledge Management avec les " places de marché ". Les personnes échangent des idées (aussi bien les réussites que les échecs) dans une ambiance festive. Ils sont costumés " pour mieux jouer leur rôle ". Ce n'est pas tout à fait farfelu si l'on rapproche cette initiative de la tradition du Kabuki japonais (le " théâtre bizarre "), mais aussi de certaines pièces de Molière ou des performances de patrons " showman ". Le théâtre est une métaphore importante de la vie sociale (cf la catharsis dans l'antiquité grecque) et en particulier de l’entreprise : dans les deux cas des acteurs jouent un rôle qui est limité en espace et en temps. L’entreprise comme le théâtre disposent de leurs " fous " qui cachent une certaine forme de sagesse et un niveau de conscience aigu derrière leur apparente folie. Danone a ainsi créé 6000 connexions entre ses 2800 employés qui ont participé à 18 " market places " organisés dans le monde entre 2003 et 2007 en marge des conventions habituelles. D’autres approches ont été utilisées pour favoriser l’échange de connaissances entre employés : les " messages dans une bouteille " lorsque l’on a un problème (91 messages pour 3300 connexions), le " Who is who " ou encore les petits livres qui servent à transformer les connaissances tacites en connaissances explicites. La nouvelle phase qui commence cette année va étendre le processus à l’extérieur de l’entreprise (ses fournisseurs…) pour inclure de nouvelles idées et connaissances de l’extérieur. D’autres entreprises utilisent maintenant l’approche développée chez Danone parfois avec un coût beaucoup plus bas (simple échange de post-it) mais avec des résultats toujours intéressants.
On mesure, une fois encore, à travers cet exemple combien les nouveaux usages de l'Internet (les réseaux sociaux – type FaceBook, les univers virtuels – type Second Life, les agrégateurs de contenus -type NetVibes) font évoluer les pratiques.
A partir de là on peut clairement dire ce que le Knowledge Management n'est pas :
- l'archivage de toutes les informations,
- un système pointant vers des documents inexploitables,
- une fin en soi,
et tenter d'exprimer ce qu'il pourrait être :
- le passage d'une logique de stock à une logique de flux,
- la capture, l'échange, la diffusion de la connaissance dans l'entreprise,
- la capitalisation des actifs immatériels de l'entreprise,
et à quoi il pourrait servir :
- éviter la perte de savoir-faire,
- diminuer la pollution informationnelle,
- améliorer l'apprentissage,
- exploiter l'expérience passée (connecté en cela avec la Démarche qualité),
- améliorer la réactivité,
- améliorer la circulation de l'information,
- dynamiser.
1Ce document doit beaucoup au Rapport d'Etonnement publié par Jean Michel Cornu sur le blog de la FING http://prospectic.fing.org/news/rapport-d-etonnement-sur-le-the-knowledge-forum-2007 (consulté le 4 octobre 2007)
2Définition du Knowledge Management par Accenture
3Les contenus explicites sont des contenus articulés avec d’autres contenus. Les contenus tacites sont des contenus qui ne peuvent pas etre articulés avec d’autres et les contenus explicitées sont des contenus qui n’ont pas été articulés avec d’autres mais qui pourraient l’être – M. Polanyi, "Tacit Knowledge" Chapitre 7 in Knowledge in Organizations, Laurence Prusak, Editor. Butterworth-Heinemann: Boston 1997
4Franck Miller 2000, I = 0 (Information has no intrinsic meaning). Brisbane : http://www.fernstar.com.au/publications/papers/i=o.htm
5Karl-Eric Sveiby 2001, Frequently asked questions. Brisbane: Sveiby Knowledge Associates : http://www.sveiby.com.au/faq.html
6Alberthal, Les. Remarks to the Financial Executives Institute, October 23, 1995, Dallas, TX
7proposé par Tomohiro Takanashi, du Japan Research Institut et vice président de la Knowledge Management Japan Society, lors du troisième Knowledge Forum en septembre 2007 – http://www.tkf2007.com/
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