« Trouver des mots à l'échelle du vent
Trouver des mots qui pratiquent des brèches "
Aragon Je ne connais pas cet homme
En matière de travail social il est convenu d'appeler « écrit professionnel » tout écrit qui, dans le cadre de l'exercice du métier, permet de communiquer (avec l'usager et/ou ses ayant-droit, les autres professionnels, les partenaires), rendre compte (dans le cadre d'un rapport, d'un bilan, etc.), faire de la prospective (projet personnalisé de l'usager, etc.). Cet écrit peut être tout autant le fruit d'un travail solitaire que le résultat d'une élaboration collective. Dans tous les cas cet écrit engage à la fois le professionnel et l'institution qui l'emploie.
L'écrit professionnel présente donc une nature complexe et polymorphe. Elément de communication il met en jeu un émetteur – individuel ou collectif – et diverses cibles. Les liens qui unissent l'émetteur à ces cibles sont divers : lien de client à fournisseur lorsque la cible est l'usager et/ou ses ayant-droit, lien de parité lorsque la cible est constituée par d'autres professionnels et/ou des partenaires, lien de subordination lorsque la cible est un supérieur hiérarchique, une autorité de contrôle ou un organisme prescripteur.
Le caractère complexe et polymorphe est accentué encore par le fait qu'il décrit une réalité improbable, une réalité qui est tout sauf objective. Le travail social relève davantage du « bricolage » que de la science. Plus élégamment pour reprendre l'affirmation de Maud Mannoni, il rend compte d' « un savoir qui ne se sait pas ». L'écrit professionnel engage donc résolument son auteur confronté, en permanence, au risque de se découvrir, de s'exposer (à la contestation, à la critique, à la raillerie voire à la sanction), d'exposer son ignorance ou la non-pertinence de son savoir. L'écrit professionnel engage d'autant plus qu'il relève d'une contrainte législative et règlementaire : la loi de janvier 2002 rénovant l'action sociale rend obligatoire la tenue d'un dossier de l'usager et sa communication à ce dernier ou à ses ayant droit. L'écrit professionnel prend donc un caractère opposable.
Les professionnels du travail social sont issus de corps de métiers fort différents : éducateurs, médecins, psychologues, enseignants, assistants de service social, agents de services généraux, administratifs, gestionnaires, etc. Chacune de ces origines témoigne d'un accès différent à l'écrit. Plus encore cette origine recouvre des savoirs et des cultures très diverses et très diversement connotées dans la hiérarchie sociale. Pour certains de ces corps de métier le recours à l'écrit ne « va pas de soi ». La difficulté de l'écrit à rendre compte d'une réalité complexe, mouvante et parfois insaisissable conduit à lui préférer l'échange oral pour ce qu'il permet de mettre en oeuvre la contradiction immédiate et, sans doute aussi, parce qu'il tolère l'imprécision, le non-dit.
La formation, initiale et continue, des travailleurs sociaux comporte, aujourd'hui un passage obligé par la formation à l'écrit professionnel. On aurait tort de considérer qu'il n'est question ici que de méthode. Le processus de passage à l'écrit entraîne comme le note Jack Goody « un changement de certaines de nos fonctions cognitives »1 au moyen de ce qu'il appelle « les technologies de l'intellect »2. Le recours à l'écrit signe aussi un clivage parmi les professionnels en fonction de la littératie3 de chacun.
De plus en plus les écrits professionnels dans le secteur sanitaire et social mettent en jeu des supports numériques. L'informatisation rapide des institutions, la mise en place des Dossiers Individuels Informatisés4, la généralisation des outils de traitement de texte ont conduit les professionnels à se mettre au clavier.
Qu'apporte le numérique à la problématique des écrits professionnels ? Au chapitre des risques : celui de la fracture entre ceux des professionnels qui accèdent à l'informatique et les autres. L'expérience montre toutefois que la prise en main des outils actuels est extrêmement rapide. En outre plusieurs études indiquent que cette fracture est davantage une idée reçue des cadres qu'une réalité à l'heure où 55% des foyers français possèdent un ordinateur te où 12,6 millions de lignes haut débit sont ouvertes en France5. Au chapitre des avantages : feuilles de style, correcteurs orthographiques et syntaxiques, qualité de présentation, plus l'hyper-texte, le travail collaboratif ...
Le recours au vecteur numérique est une opportunité pour lever la première barrière au passage à l'écrit laquelle est souvent formelle. L'utilisation d'un traitement de texte offre la possibilité d'user de trames ou de matrices, pour certains outils dédiés à la gestion du dossier de l'usager le logiciel permet la création de modèles qui peuvent, au choix, être fermés ou modifiables. Ainsi l'utilisateur peut non seulement présenter son écrit professionnel mais se voit proposer, imposer quelquefois, des solutions d'organisation. Le document final, qui est souvent le collationnement de différents écrits, gagne en homogénéité et en cohérence, le professionnel perd certains de ses complexes.
Cependant outre la formation aux divers outils et logiciels il semble qu'une formation particulière à l'écrit sur support numérique doive être envisagée. Ne serait ce que pour inviter les professionnels à passer du WYSIWYG – le What You See Is What You Get ce que vous saisissez est ce que vous obtenez des traitements de texte leaders – au WYSIWYM What You See Is What You Mean ce que vous saisissez est ce que vous pensez ou voulez dire qui devrait être la règle de tout écrit technique ou scientifique. Une mise en page agréable, l'utilisation d'une police de haute qualité, l'absence de fautes d'orthographe ou de syntaxe ne garantissent évidemment pas à elles seules la valeur de l'écrit. Encore faut-il que le message soit de qualité .... mais ceci est une autre histoire!
1Jack Goody, Pouvoirs et savoirs de l'écrit, La Dispute, Paris, 2007.
3La littératie a été définie comme une capacité particulière et un comportement : la capacité de comprendre et d’utiliser des imprimés dans les activités quotidiennes, que ce soit à la maison, au travail et dans la collectivité pour atteindre ses objectifs, parfaire ses connaissances et accroître son potentiel. - Enquêtes internationales sur la littératie des adultes (EILA), OCDE, 2000 -.
4Parmi eux le D3I Dossier Individuel Informatisé Interactif diffusé par la Société Coopérative Ev@soc http://www.evasoc.com
5source : http://www.internet.gouv.fr/informations/information/statistiques/
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