« (...) son livre ne la quittait pas. Elle le plaçait bien
en évidence sur la table (...) comme si ce livre était
son passeport ou sa carte de séjour »
Patrick Modiano Dans le café de la jeunesse perdue.
Le quotidien Le Monde publie le 12 novembre 2007 « de larges extraits » de la leçon inaugurale donnée la veille, au Collège de France, par le Professeur Roger Chartier. Le titre de l'article, « L'écrit et l'écran, une révolution en marche, par Roger Chartier », associe formule choc et référence à une autorité savante. Ce titre, à lui seul, ne rend pas compte de l'objet de la leçon. La chaire occupée par Roger Chartier au Collège de France est intitulée « Écrit et culture dans l'Europe moderne » et les premiers cours porteront sur « Circulations textuelles et pratiques culturelles dans l'Europe moderne (XVIe-XVIIIe siècles) ». La question de « la révolution numérique » fait néanmoins l'essentiel de l'article. Roger Chartier estime qu'« en brisant le lien ancien noué entre les discours et leur matérialité la révolution numérique oblige à une radicale révision des gestes et des notions que nous associons à l'écrit». Entre révolution, rupture et évolution quelle est la nature des changements qu'introduisent les dispositifs de traitement de l'information ? Nous avons choisi de poser la question en convoquant, au-delà de l'article du journal Le Monde, d'autres ouvrages, articles ou interventions de Roger Chartier1. Nous nous intéresserons aux trois ordres de changement que discerne Roger Chartier : celui du discours, celui des raisons et celui des propriétés. Nous examinerons ensuite la situation de l'objet particulier que constitue le livre avant de proposer une réponse à la question initiale.
1 Chartier, Roger. "De l’écrit sur l’écran.". Imageson.org, 23 mai 2005 [En ligne] <http://www.imageson.org/document591.html> (consulté le 31 octobre 2007); un Entretien avec Roger Chartier à l'Université Catholique de Louvain Département de communication [En ligne]; <http://www.comu.ucl.ac.be/RECI/orm/Mediatique/chartier.htm> (consulté le 28/10/2007); Roger Chartier Pratiques de la lecture. eme Ed. Paris : Editions Payot & Rivages, 2003, 324p. (Petite Bibliothèque Payot, n° 167).
Un nouvel objet : l'écrit d'écran
Dans la culture écrite occidentale une relation étroite unit les objets (livre, journal, revue, affiche, formulaire, etc.), les catégories de textes et les usages de l'écrit. Cette relation débute au moment où le codex se substitue au volumen, elle se renforce avec l'invention de la presse à imprimer pour s'amplifier nettement à partir du XIXème siècle. Elle résulte d'un long processus dont l'étude, comme l'indique David Olson1, n'en n'est qu'à ses débuts. L'apparition de l'écrit sur un support unique - l'écran d'ordinateur – introduit, selon Roger Chartier, une « continuité textuelle » interdisant la différenciation des genres à partir de leur inscription matérielle. La perception de l'écrit comme oeuvre dans sa globalité deviendrait plus difficile au motif, notamment, que la lecture sur écran est une lecture discontinue et qu'elle rompt avec le concept de « livre unitaire » remplacé par des données stockées en banques de données.
Cette approche appellerait plus de distance et de mise en perspective. Mise en perspective parce que le livre ne représente pas à lui seul l'ensemble des formes de l'écrit. Distance parce que si plus d'un millénaire a été nécessaire pour que le codex devienne livre unitaire, trois siècles pour que le livre unitaire se différencie en tant qu'objet particulier, l'écrit d'écran sous la forme où nous le connaissons a, au plus, 40 années d'existence. Il est difficile, à partir de cette brève période de référence, d'inférer des perspectives à long terme.
L'écrit ne prend sens que dans la rencontre entre l'auteur et son lecteur. On écrit toujours pour un public, ce public fut-il restreint au destinataire unique d'une lettre ou d'un courriel. Les usagers et les usages des dispositifs de traitement de l'information qu'ils développent induisent des écrits d'écran polymorphes. Or, aujourd'hui, émerge une réflexion sur les conditions de la rencontre entre l'écrit d'écran et le lecteur2. La réflexion sur l'ergonomie3 nourrit des travaux universitaires. La profession de « webdesigner » figure parmi les offres d'emploi et Tim Berners-Lee lui-même appelle à la constitution d'une « Web science »4 qu'il définit comme la science des systèmes d'information décentralisés.
Toutes les métaphores du monde réel, en particulier, celle de la « page d'écran », utilisées pour caractériser les dispositifs de traitement de l'information parasitent la compréhension des phénomènes. On ne lit pas « une page » sur un écran mais un empilement de données qu'il faut déplier plus que feuilleter. On est, en ce sens, plus proche du volumen que du codex avec en plus l'apport de l'hypertexte et du multimédia. Mais rien n'indique toutefois que l'écrit numérique soit définitivement voué à s'afficher sur l'écran que nous connaissons.
Par ailleurs, les dispositifs de traitement de l'information ne sont pas destinés qu'à l'affichage des textes, ils permettent aussi de les concevoir et de les publier et facilitent leur dissémination . En cela ils modifient la relation avec les textes. Ils ouvrent donc à la constitution de nouveaux champs de recherche et à formation. De même que s'élabore une sociologie des usages, les principes d'une formation à la culture participative5 commencent à être définis.
Un nouveau rapport de l'auteur au lecteur
Dans le monde de l'imprimé, le rapport entre l'auteur et le lecteur repose sur un pacte de confiance. Le lecteur est supposé accepter comme telles les références bibliographiques ainsi que les citations que l'auteur mobilise à l'appui de son argumentation. La publication assistée par les les dispositifs de traitement de l'information et, notamment, l'Internet et le recours à l'hypertexte offrent au lecteur la possibilité de refaire, s'il le souhaite, tout ou partie du parcours de recherche. « Il y a là une mutation épistémologique fondamentale qui transforme profondément les techniques de la preuve et les modalités de construction et de validation des discours de savoir. »6. A cette nuance près que la capacité à discuter les sources sur le fond trouve ses limites dans le niveau de compétence du lecteur. Cette compétence résulte d'une formation, notamment au jugement critique. Elle doit permettre de dépasser le niveau polémique qui consiste, par exemple, à poser des questions telles que : l'information délivrée par Wikipedia est-elle fiable ?
De même la publication assistée par les les dispositifs de traitement de l'information ne limite plus l'argumentation à la seule production de l'écrit avec les références qui l'accompagnent. Elle permet de donner à voir ou à entendre des éléments de preuve. Un exemple de ces possibilités est donné par Robert Darnton qui publie un article intitulé « An Early Information Society: News and the Media in Eighteenth-Century Paris » à la fois sous forme physique dans The American Historical Review en février 2000 et sous forme numérique sur le site de l'American Historical Association7. La publication numérique permet à l'auteur d'accompagner son article de suppléments comprenant notamment des éléments cartographiques détaillés et hypertextuels, de documents sonores ainsi que des éléments de discussion qui ont entouré la publication. Pour autant le recours à ces possibilités ne fait pas de l'article un nouvel objet, il ne modifie pas la construction argumentaire, il permet de la compléter et de la renforcer.
La question de la propriété
Roger Chartier considère que la textualité numérique par ses propriétés « palimpsestes »8 et « polyphoniques » met en question la possibilité de reconnaître « l'identité perpétuée ». Cette affirmation appelle, elle aussi, un examen critique tant sur l'émergence historique de la notion d'oeuvre de l'esprit, que sur la constitution d'un droit du document numérique.
C'est un fait récent que les livres appartiennent à leurs auteurs. Francisco Rico9 en s'appuyant sur le texte du Quichotte publié en 1604 montre qu'il y a plusieurs raisons de penser que celui-ci était fort différent de celui sorti de la plume de Cervantès. L'intervention du copiste, mettant en forme le texte pour le censeur, puis celle du typographe introduisant des modifications syntaxiques, orthographiques et de ponctuation, supprimant ou ajoutant des paragraphes au gré des besoins de la mise en page a pu générer une oeuvre sensiblement différente de l'original. En France, la littérature de colportage, par exemple, la Bibliothèque bleue du XVIIème au XIXème siècle, ne se caractérisait pas par sa fidélité aux textes originaux. De même, le procédé du « copier-coller », que l'on considère comme emblématique de la pratique numérique, constituait la technique d'élection de l'ouvrier textile lillois Chavatte qui tenait journal intime à l'époque de Louis XIV10.
Au plan du droit, une jurisprudence constante, depuis 1986, reconnaît aux sites web la qualité d'oeuvres originales protégeables par le droit d'auteur. Plus récemment le Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique a publié en 2005 un avis et un rapport allant dans ce sens11. Au-delà de l'intégration dans le droit traditionnel, le cas de la licence GPL et du « copyleft » (la copie laissée) soit « la possibilité donnée par l'auteur d'un travail soumis au droit d'auteur (œuvre d'art, texte, programme informatique, etc.) de copier, d'utiliser, d'étudier, de modifier et de distribuer son œuvre dans la mesure où ces possibilités sont préservées»12, introduit un aspect original dans l'ordre d'une propriété dépassant l'individuel pour former un patrimoine communautaire.
Une autre question est celle du lien entre la propriété intellectuelle et la rémunération. Ce lien est légitime bien que peu d'auteurs vivent de leur plume ou que les auteurs d'articles scientifiques soient rarement rémunérés conduisant à la pratique des archives ouvertes pour disséminer le savoir. La menace la plus lourde pèse sur les journalistes en considérant toutefois qu'aujourd'hui ce sont moins les journaux en ligne (Rue89, AgoraVox) qui mettent en cause le statut des journalistes et leur indépendance que la diffusion de la presse papier gratuite. A l'inverse, le développement de l'écrit d'écran par les facilités techniques et économiques qu'il recèle donne l'opportunité de réduire l'écart historique entre le nombre de ceux qui lisent et celui de ceux qui écrivent. Cette appréciation doit être nuancée. Les études statistiques sur les blogs attestent qu'ils obéissent, comme les écrits papier aux lois de Lotka, de Zipf ou de Price. A cette différence que la publication numérique permet de faire jouer complètement l'effet de « longue traîne ».
Le livre : un objet singulier
Le débat autour des dangers supposés de l'écrit d'écran fait peu de cas des formulaires, des mode d'emploi, des manuels, des articles voire des articles scientifiques. En revanche, la disparition programmée du livre est à chaque fois évoquée. C'est que le livre fait depuis plus longtemps et de manière beaucoup plus extensive que les autres supports l'objet d'une démarche de conservation. Des études récentes13 indiquent que, dans notre société, la pratique de la lecture et la possession de livres étaient, dès le XVIème siècle, socialement très étendues.
Roger Chartier craint que : « Le « bonheur extravagant » suscité par la bibliothèque universelle pourrait devenir une impuissante amertume s'il devait se traduire par la relégation ou, pire, la destruction des objets imprimés qui ont nourri au fil du temps les pensées et les rêves de ceux et de celles qui les ont lus. ». La poétique de cette affirmation traduit bien le fait que le livre est objet matériel, polysensoriel et sacré. Matériel et polysensoriel : on peut voir un livre, le toucher, le sentir ou entendre le bruit des pages que l'on tourne. Mais, plus encore, le livre est objet sacré. Le Coran désigne comme les «gens du Livre» (ahl al-kitab), les croyants du judaïsme et du christianisme leur accordant, de ce fait le statut de « dhimmi » («protégés»). David Olson rapport comment les scientifiques de XVIIème siècle lisaient le Livre de la nature. Le livre n'atteint à l'existe que dans le rapport avec le lecteur. Un rapport de « co-création » dont la seule compétence à la lecture (littératie) peine à rendre compte ? " Lire, c'est créer, peut-être à deux." affirme Balzac.
Rien n'indique, aujourd'hui, que le livre soit en recul. Essentiellement parce que l'écrit d'écran n'est pas en capacité de se substituer à lui. On considère que 20 pages écran est le seuil au-delà duquel l'utilisateur revient au support papier. Aucune technique de e-book n'est aujourd'hui mature et Nicolas Sheridon, inventeur de l'encre électronique en 1977 estime qu'il faudra attendre au moins 2015 pour qu'apparaisse, dans ce domaine, une technique fiable.
Révolution, rupture, évolution ?
La révolution est définie comme une : « évolution des opinions, des courants de pensée, des sciences; découvertes, inventions entraînant un bouleversement, une transformation profonde de l'ordre social, moral, économique, dans un temps relativement court. »14. La rupture comme une : « Interruption qui affecte brutalement dans sa continuité la permanence d'un phénomène. »15. Aucun des deux termes ne semblent pouvoir s'appliquer aux changements introduits par les dispositifs de traitement de l'information. Autant le terme « révolution industrielle » est recevable en tant qu'il correspond à un moment historique introduisant des modifications profondes dans les rapports sociaux et économiques, autant la « révolution internet » apparaît davantage comme un slogan de communication. L'émergence des dispositifs de traitement de l'information marque davantage une évolution : «Processus continu de transformation, passage progressif d'un état à un autre. »16.
Conclusion
L'émergence du document digital ne marque ni rupture, ni évolution. Parce que le document digital sépare l'écrit de son support matériel il élargit les possibilités de créer, de disséminer et de conserver l'écrit. Par sa capacité à fusionner l'écrit d'écran, l'hypertexte et les multimédia le document digital renforce la portée du discours, réduit la part d'illocutoire. Il ne menace parmi les écrits traditionnels que ceux dont l'usage est moins aisé que celui des écrits d'écran. S'agissant du livre cette menace est actuellement peu avérée. On n'a jamais vu s'implanter une technique dont la mise en oeuvre ait pour effet de faire reculer ou de rendre plus difficile un usage. L'usage du livre, dans nos sociétés, n'est pas un fait culturel trivial. Il faut, en outre, garder à l'esprit cette observation de David Olson selon laquelle les usages intellectuels de la culture écrite n'ont pas pris la même forme dans toutes les cultures. Aujourd'hui le plus important potentiel de développement de l'Internet ne réside pas dans le monde occidental mais en Chine et dans le sous-continent indien....
Il convient, enfin, de ne pas perdre de vue que si ce sont les machines qui traitent l'information, les hommes, eux, traitent la connaissance. Le devenir de l'écrit, jusques et y compris dans sa dimension patrimoniale, passe donc, plus que jamais, par la formation, la recherche et la réflexion sur les pratiques.
1David R. Olson. L'univers de l'écrit : comment la culture écrite donne forme à la pensée. Paris : Retz, 1998, 348p.
2Michael Buckland. What is a digital document ? 1998 [En ligne] <http://people.ischool.berkeley.edu/~buckland/digdoc.html> (consulté le 2 novembre 2007).
3Stephane Caro Dambreville. L'écriture des documents numériques, approche ergonomique. Paris : Ed. Lavoisier, 2007, 202 p.
4 Tim Berners-Lee, Wendy Hall, James A. Hendler et al. A Framework for Web Science. [En ligne]. 2006. <http://www.nowpublishers.com/product.aspx?product=WEB&doi=1800000001> (consulté le 2 novembre 2007)
5Henry Jenkins, Ravi Purushotma, Katheryn Clianton, et al. Confronting the challenge of parcipatory culture : media education for the 21st siecle. Massachussets Institute of Technology. septembre 2007. [En ligne] <http://www.projectnml.org/files/working/NMLWhitePaper.pdf> (consulté le 2 novembre 2007).
6 Chartier, Roger. "De l’écrit sur l’écran.". Imageson.org, 23 mai 2005 [En ligne] <http://www.imageson.org/document591.html> (consulté le 31 octobre 2007)
7 Robert Darnton An Early Information Society: News and the Media in Eighteenth-Century Paris février 2000 [En ligne] http://www.historycooperative.org/journals/ahr/105.1/ah000001.html#FOOT20 (consulté le 31 octobre 2007) et An Early Information Society: News and the Media in Eighteenth-Century Paris Robert Darnton The American Historical Review, Vol. 105, No. 1 (Feb., 2000), pp. 1-35
8Palimpseste : « Manuscrit sur parchemin d'auteurs anciens que les copistes du Moyen Âge ont effacé pour le recouvrir d'un second texte. »
9Francisco Rico El texto del « Quijote ». Preliminares a une ecdotica del siglo de oro Barcelona : Ediciones Destino 2006 cité dans Agenda de la pensée contemporaine n°7 printemps 2007 Paris : Flammarion pp 15-27
10Alain Lottin, Chavatte ouvrier lillois. Un contemporain de Louis XIV. Paris : Flammarion. 1979.
11Christiane Féral-Schuhl Cyberdroit Le droit à l'épreuve de l'internet Paris : Dalloz novembre 2006
12http://fr.wikipedia.org/wiki/Copyleft [En ligne] (consulté le 31 octobre 2007)
13Roger Chartier Pratiques de la lecture. eme Ed. Paris : Editions Payot & Rivages, 2003, 324p. (Petite Bibliothèque Payot
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