Qui voyage par le train de Paris à Orléans est, peu de temps avant le terminus, tiré de la torpeur qu'engendre la monotonie des paysages beaucerons par le spectacle, sur plusieurs kilomètres, d'arches de béton formant un improbable viaduc, surgi de nulle part, érigé aux milieu des blés et des champs de betteraves. Cette « butte témoin » est tout ce qui reste de l'aérotrain dernier, sinon ultime, avatar du système technique ferroviaire dont François Caron décrit la naissance dans son article « La naissance d'un système technique à grande échelle. Le chemin de fer en France (1832-1870). »1. Conçu par l'Ingénieur Bertin en 1957, l'aérotrain fut définitivement abandonné en 1974. Nombre d'éléments repérés par François Caron sont présents ici : un système technique (ferroviaire), un besoin économique (le projet d'aérotrain était directement lié aux projets d'aménagement de la région parisienne), la science de l'ingénieur (Jean Bertin était polytechnicien et a conduit, pratiquement seul, le projet), des contraintes déterminant une dépendance (c'est la solution conventionnelle du rail qui l'a emporté). Près de 100 ans après la période étudiée par François Carron, les mêmes phénomènes demeurent en oeuvre.
1 François Caron La naissance d'un système technique a grande échelle: Le chemin de fer en France (1832-1870) = The birth of a large scale technological system, le chemin de fer en France from the 1830s to 1870s Histoire des techniques 1998, vol. 53, no 4-5 (ref. et notes dissem.), pp. 859-885
François Caron envisage le développement du réseau de chemin de fer en France comme « un produit de la science de l'ingénieur, des visions des économistes et du romantisme ». Il applique à son étude trois concepts : celui de macrosystème défini par T.P. Hughes et Alain Gras, celui de système technique au sens que lui donne Bertrand Gille et le concept de dépendance du sentier énoncé par Paul David. Je me propose de revenir, dans une première partie, sur ces trois concepts, avant d'envisager l'approche du développement du chemin de fer en France au delà du système technique puis de proposer, dans un troisième temps, d'aborder la question sous l'angle de la technologie intellectuelle.
Macrosystèmes, systèmes techniques et dépendance du sentier.
Les macrosystèmes.
Au risque de la polysémie, Alain Gras a choisi de traduire les expressions "Large Technical Systems" de l’américain Tom P. Hughes et "Grosstechnische Systeme" des Allemands Renate Mayntz et Bernward Joerges en "macrosystèmes techniques". Pour Alain Gras, ces « macrosystèmes techniques ne sont que des intermédiaires, des "grands communicateurs", comme transports ferroviaires et aériens, télécommunications, approvisionnement énergétique et alimentaire, électricité, informatique, demain peut-être transfert d’organes… mais ils s’insèrent dans le social en imposant une nouvelle dépendance à l’individu qui ne peut vivre que branché sur ce "poumon artificiel" »1.
Les systèmes techniques.
Partant du constat qu'une technique isolée n'existe pas et qu'elle doit faire appel à des « techniques affluentes », Bertrand Gille2 a proposé de voir l’histoire à travers la succession des « systèmes techniques » qu’il définit comme l’ensemble des cohérences qui se tissent à une époque donnée entre les différentes technologies et qui constituent un stade plus ou moins durable de l’évolution des techniques. L'adoption d'un système technique entraîne nécessairement l'adoption d'un système social correspondant afin que les cohérences soient maintenues. Pour Bertrand Gille le système technique est toujours en avance sur les autres systèmes humains (juridique, politique, économique…).
La dépendance du sentier.
Ce terme traduit de façon approximative le concept anglo-saxon de « path dependency ». « Path » prend, au-delà du terme un peu désuet de « sentier », le sens de trajectoire. Le concept de « dépendance du sentier » pourrait être illustrée par l'image du guépard lancé à pleine vitesse à la poursuite d'une antilope et qui, voyant apparaître dans son champ de vision une proie beaucoup plus intéressante, persiste à poursuivre la première car changer de direction requerrait une trop grande dépense d'énergie. Ce concept a été mis en évidence par Paul A. David à propos de la prééminence du clavier QWERTY (notre AZERTYUIOP) propre aux machines à écrire mécaniques et destiné à éviter l'emmêlement des touches, sur d'autres systèmes plus performants, notamment le clavier inventé par August Dvorak. Même si, depuis, d'autres études conduisent à douter de la supériorité du clavier Dvorak3, le concept selon lequel le changement technique à l'intérieur d'une société dépend quantitativement et/ou qualitativement du passé de cette société se révèle opérant. D'autres exemples peuvent être évoqués : la supériorité du moteur à vapeur des frères Stanley sur le moteur à explosion celle des réacteurs nucléaires à eau lourde ou des réacteurs rapides refroidis au gaz sur les réacteurs à eau légère (ceux là mêmes qui équipaient la centrale de Tchernobyl) très largement répandus.
Un peu plus que l'histoire d'un système technique
Sans être aussi radical que David Edgerton4 lorsqu'il écrit que « l'histoire des techniques est trop importante pour être laissée aux historiens de l'invention » on peut néanmoins considérer qu'envisager l'histoire des chemins de fer en France sous le seul angle de l'histoire du système technique présente le risque de substituer au déterminisme technique le déterminisme du système. Le développement du chemin de fer en France est un peu plus qu'« un produit de la science de l'ingénieur, des visions des économistes et du romantisme ».
Un peu plus qu'un produit de la science de l'ingénieur.
La « science de l'ingénieur » naît de l'art de la guerre. Le concept apparaît pour la première fois en titre d'un ouvrage de Bernard Forest de Bélidor « La Science des ingénieurs dans la conduite des travaux de fortification et d'architecture civile » paru en 1729 qui entendait fixer des règles de calcul pour la construction des fortifications. Selon le dictionnaire de Furetière (1690) l'ingénieur était « un officier qui sert à la guerre pour les attaques, défenses et fortifications des places. C'est un mathématicien habile, expert et hardi, qui sait l'art de l'architecture militaire, qui va reconnaître la place que l'on veut attaquer». La discipline toute militaire qui sera imposée aux agents des compagnies de chemin de fer trouve sans douté là son origine.
Formé dans les grandes écoles organisées en grands corps ( Mines, Ponts et Chaussées, Polytechnique, Ecole Centrale) directement issus de la République des lettres et de la Philosophie des Lumières, l'ingénieur est aussi une des figures de l'intellectuel de l'époque moderne tel que le définit Zygmunt Bauman5. Il procède d'une catégorie auto-référente, ne s'autorisant que d'elle-même, qui s'érige en position de législateur, émettant des idées ayant un caractère d'autorité et doté d'un pouvoir d'arbitrage. L'ingénieur est, selon l'expression de Zygmunt Bauman, un « meta-professionnel », un garant de la formulation des règles procédurales et du contrôle de leur application.
La science de l'ingénieur du XIXème siècle réalise la synthèse de différentes techniques qu'elle contribue, en retour, à faire progresser. Dès 1765, des rails de fonte avaient remplacé les rails de bois sur lesquels roulaient les véhicules utilisés pour le transport du charbon dans les mines anglaises, le premier pont métallique date de 1779, l'introduction des machines à vapeur dans les transports est, elle, plus ancienne : dès 1736, l'Anglais Hulls fit des essais pour faire avancer un navire grâce à la vapeur, en 1770, le Français Cugnot conçut le premier véhicule terrestre à vapeur. Mais cette science eut été de peu d'effet sans l'intervention de l'ensemble des agents. Cette intervention est rendue possible et efficace par le niveau de littératie qui était le leur. Cette littératie sera entretenue et développée. Elle permettra de mettre en oeuvre des apprentissages tacites, des apprentissages explicites, la culture de l'écrit et de la procédure.
Un peu plus qu'un produit des visions des économistes.
La construction du réseau ferroviaire français relève d'une décision politique, elle s'exprime dans la loi relative à l'établissement des grandes lignes de chemin de fer en France du 11 juin 1842 dite « étoile de Legrand » du nom du Directeur général des Ponts et Chaussées qui dessina 6 lignes issues de la capitale et 2 lignes transversales6. Inspiré de la philosophie des réseaux développée par Claude-Henri de Saint-Simon, lui-même élève de d'Alembert et de Rousseau, ce réseau procède en outre de son étymologie : il enserre la France dans ses rets. Ce réseau part et aboutit à Paris, en veillant bien à ne pas interconnecter les branches de l'étoile. Cette volonté de maîtrise et de contrôle est confirmée par la décision de confier à six compagnies différentes la gestion du réseau ferré. Cet éclatement, corrélé avec la présence des grands corps accentuera les processus identitaires que décrit François Caron mais confortera le pouvoir. Aux Etats-Unis, un projet différent, également de nature politique, consistant à relier les deux côtes Atlantique et Pacifique, à conquérir et « pacifier » de nouveaux territoires produira, en termes de réseau ferré des effets bien différents.
La classe politique du XIXème siècle vit sous la menace de la classe ouvrière et du « vagabondage » de celle-ci. Le livret ouvrier est créé en 1803, généralisé en 1854, et ne sera définitivement supprimé qu'en 1890, il permet de contrôler très étroitement les déplacements. Raison supplémentaire pour ne pas rendre la 3ème classe plus accessible ou plus confortable.
Un peu plus qu'un produit du romantisme.
Le langage du système technique du chemin de fer porte l'empreinte du romantisme. Ce langage est marqué par la métaphore maritime : le quai, l'embarquement, la gare, les sémaphores en sont autant d'exemples. Cependant seule la bourgeoisie bénéficiera des « trains de plaisir » conduisant aux grands espaces. Les classes populaires devront attendre la mobilisation de 1914 pour connaître massivement l'usage du déplacement ferroviaire et élargir leur horizon. Dans la période qu'évoque François Caron, les représentations populaires sont plus près de celles que décrit Jacques Perriault pour d'autres objets techniques : elles prennent un caractère magique ou menaçant. Erckmann-Chatrian, en littérature, ou le peintre Plattel s'attacheront surtout à décrire les catastrophes ferroviaires.
Système technique ou technologie intellectuelle ?
A l'inverse d'autres techniques, y compris des larges systèmes, par exemple l'électricité ou le gaz, dont l'usage, conformément à ce qu'a observé David Edgerton, se banalise très vite une fois les réseaux développés, le chemin de fer joue encore un rôle structurel. Le système technique que constitue le développement du chemin de fer est le produit aussi bien que le reflet de la société française qu'il contribue, en retour à modeler.
Le chemin de fer modèle le territoire.
Le chemin de fer dessine une France des régions structurée en étoile, sans inter-connection. Son développement entame une mise en cause du territoire fermé qui se poursuivra avec le développement de l'aviation. La construction du réseau ferré accompagne l'exode rural dès le milieu du XIXème siècle, de même que le reflux de ce réseau, un siècle plus tard, accentue la dévitalisation de pans entiers du territoire.
Le chemin de fer modèle un cadre pour penser le monde.
Le chemin de fer élargit le champ des perceptions et des connaissances. Il s'apparente à la catégorie des technologies intellectuelles définie par Jack Goody. Son développement procède, comme cela a été indiqué, d'un niveau minimal de littératie7 chez les agents. Mais il requiert également la littératie des voyageurs : l'apprentissage de l'indicateur Chaix a, très longtemps, figuré dans les programmes scolaires . Le chemin de fer génère une conscience du territoire national : les affiches des compagnies de chemin de fer ont une fonction pédagogique autant que commerciale. Le « Tour de France par deux enfants » publié en 1877 aux éditions Belin par Augustine Fouillée sous le pseudonyme de G. Bruno fut de 1877 jusqu'au milieu des années 1950 le livre de lecture du cours moyen des écoles de la IIIe République, atteignant un tirage de 6 millions d’exemplaires en 1900. S'il visait à la formation civique, géographique, scientifique, historique et morale de la jeunesse il avait aussi pour objet de faire connaître le territoire de France avec toutes ses activités. Le succès du modélisme ferroviaire est une autre illustration des effets du train sur la structuration de l'intellect.
Mais c'est dans l'art8 que le chemin de fer produira des effets profonds, la peinture, Monet et les impressionnistes, la littérature, Hugo, Zola, Rimbaud, Cendrars, Jean Ray, la musique, Pacific 231 poème symphonique d'Arthur Honegger. Il en produira aussi dans le domaine scientifique, pour n'évoquer que le train d'Albert Einstein. Dans le domaine médical il est établi que c’est au cours de son voyage en train en Italie, en 1897, que Freud9 repensera les fondements de la théorie psychanalytique. C'est ce voyage au cœur de l’art qui va le conduire au cœur de l’inconscient. Freud utilisera le train pour présenter la méthode et le dispositif analytiques, comparant la cure analytique au voyage en train, l’espace analytique au compartiment.
L'histoire du système technique, au sens où l'entend François Caron, ne suffit pas, à elle seule, à rendre compte de l'histoire du chemin de fer en France. Le réseau ferré et d'autres techniques qui l'accompagnent, télégraphe, puis, par la suite, téléphone, fibre optique, constituent un réseau de domination ou, à tout le moins, de pouvoir.
Conclusion
L'approche par les systèmes techniques est certes pertinente. Elle permet de rompre avec la linéarité d'une vision naïve du « progrès technique », elle engage à ne pas céder au déterminisme technique. Elle ne peut pas, pour autant, conduire à penser une histoire autonome des systèmes techniques. Cela reviendrait à substituer un déterminisme à un autre. Le système technique demande à être retraduit dans le contexte social, où la technique prend du sens. Il doit laisser un peu de place pour le sujet, peut-être un peu de place, aussi, pour l'irrationnel ! S'agissant du système technique qu'est le chemin de fer son histoire doit être envisagée dans une temporalité plus longue (ce que fait François Caron dans l'« Histoire des Chemins de fer en France »10 et dans « Les deux révolutions industrielles du XXème siècle »11), dans le rapport avec d'autres systèmes et dans une approche couplée avec celle de la sociologie des usages.
1Alain Gras, Le bonheur, produit surgelé, in Gras & Moricot, 1992. p. 17
2Histoire des techniques, Gallimard, coll. La Pléiade, 1978
3voir THE FABLE OF THE KEYS S.J. Liebowilz et Stephen E. Margolis
4David Edgerton. De l’innovation aux usages. dix thèses éclectiques sur l’histoire des techniques. Annales Histoire, Sciences Sociales, 4–5:815–837, 1998. Histoire des techniques.
5Zygmunt Bauman La décadence des intellectuels. Des législateurs aux interprètes. Arles : Ed. Jacqueline Chambon Actes Sud 2007
6de la Méditerranée sur le Rhin et de l'Océan sur la Méditerranée,
7Définition de l'OCDE 1995 « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d'étendre ses connaissances et ses capacités. »
8L'énumération ci-après n'est, bien entendu, pas exhaustive.
9 Jean-Jacques Barreau Freud et la métaphore ferroviaire « Nous pratiquerions ensemble l’art de voyager » Paris : Ed. Inpress 2007
10François Caron Histoire des chemins de fer en France, tomes 1 et 2 Paris: Ed. Fayard 1997
11François Caron Les deux révolutions industrielles du XXème siècle Paris : Ed; Albin Michel 1997
J'ai entendu des choses intéressantes dans cette logique du rapport des avancées de la technique et des conséquences sociales et individuelles produites
sur le site "arsindustrialis.org" par bernard STIEGLER, une conférence podcastable du 28 mars 2007 :" Sur l'avenir de nos établissements d'enseignement d'un point de vue organologique". Je découvre cet auteur à la biographie originale et à la pensée vive depuis peu et il a sans doute produit d'autres textes mieux articulés à la question des transports en chemin de fer.
Rédigé par : Yves BRET | 23 décembre 2007 à 16:26